Voici
un texte que j'ai écrit en novembre 2012. Il s'agit du texte que j'ai créé pour
mon mémoire de fin de baccalauréat. Cependant, ceci n'est que le brouillon et
n'est donc pas la version finale ni corrigée.
Le
médaillon de l’avenir
-
L’automne est arrivé et les feuilles recouvrent
pour la quatrième fois ta demeure. Les entrailles presque gelées de la Terre te
retiennent prisonnière de nos yeux. L’enveloppe de ton âme ne souffre plus. Tu
as tellement vécu que des empreintes de toi sont visibles dans l’inconscient
des gens qui t’ont connu. Les traces de ton sourire allègent encore le cœur de
ceux qui pleurent ton absence. Pour l’homme sceptique, la mort vient mettre un
terme définitif à sa destinée. Pour d’autres, la mort n’est qu’un passage
obligatoire que tout être doit prendre un jour ou l’autre. Toi, tu faisais
partie de la deuxième catégorie. Tes valises étaient prêtes depuis bien
longtemps. J’aimerais te dire que j’accepte ton départ aussi facilement que tu
l’as fait, mais tu saurais que je te mens. Je ne l’accepte pas.
Ce serait
un mensonge de dire que je viens fréquemment visiter son éternelle demeure. Si
je n’y vais pas souvent c’est parce que chaque fois, j’en veux au ciel de
l’avoir envoyé sous terre. Elle était si jeune et ne méritait pas de souffrir
l’équivalent des maux d’une vie plus longue que la sienne. Je suis rongé depuis
trop longtemps par ce départ injuste et brutal. Cette journée-là, il y avait
une très imposante tempête de neige. Comme si le voleur avait voulu camoufler
ses pistes. Le printemps qui suivit, une branche de notre arbre généalogique
n’avait pas survécu à l’hiver. Elle se décomposait en terre avec les dizaines
d’autres qui l’avaient devancée.
J’arrive
parfois à engourdir cette peine jusqu’à l’oublier momentanément. Aujourd’hui,
la brûlure est vive. J’ai décidé d’aller me promener dans la forêt derrière ma
maison afin que le vent de l’automne chasse ma peine comme il libère les arbres
du fardeau de la saison verte. Toute ma vie, j’ai grandi en campagne. Même si
l’université me force à vivre en ville huit mois par année, je reviens toujours
à mes sources lorsque nécessaire. Combien de fois ai-je marché dans ce sentier
? Je ne crois pas que l’on peut réellement les compter. Je me demande si les
racines de cette herbe jaunie se souviennent de l’enfant en moi qui préférait
kidnapper des grenouilles plutôt que de cueillir des fraises avec ma
grand-mère. Je me demande, lorsque l’herbe me chatouille les mollets de ses
grands bras, si elle se remémore aussi clairement que moi les secrets que je
suis venue leur confier tout bas lorsque aucune oreille humaine n’avait la
capacité de m’écouter. C’est comme cet arbre penché comme un vieillard. Se
souvient-il de m’avoir portée sur son dos ? Je vois encore les traces de mon adolescence
sur sa peau grise et ridée. Le printemps, il ne fleurit presque plus, mais ses
racines imposantes semblent s’accrocher à la vie et chaque fois je souris de
voir que sa chevelure est encore verte.
La vie,
n’est-ce pas ça ? Pleins de petits souvenirs tatoués dans notre mémoire et qui
font surface pour nous rappeler le parcours que l’on a fait. Ce que je trouve
dommage, c’est que ces souvenirs sont gaspillés une fois que l’on arrive au
bout de notre chemin. Les histoires que l’on n’aura jamais racontées ou écrites
auront été créées que pour notre seul plaisir. Combien de fois ai-je demandé à
ma mère de me parler de mes arrière-grands-parents ? Mais j’oublie chaque fois
qu’ils sont morts avant sa naissance et comme je ne connais personne qui les a connus,
les souvenirs d’eux sont perdus à jamais. Ce serait bien que la technologie
invente une machine capable d’enregistrer tous nos souvenirs, même ceux que
l’on oublie.
Je marche
depuis plusieurs minutes déjà. Je me perds dans mes pensées et mes yeux s’accrochent
aux détails de la nature qui font partie de mon enfance. Sur la droite du
sentier, une clôture de bois rond vieille de cinquante ans marque la fin de
notre territoire. À l’œil, le matériau naturel semble encore résistant, mais
les années l’ont affaibli et le bois se défait au moindre touché. Mon
grand-père me dirait que le bois est devenu coti. J’ai toujours aimé ces
clôtures. Elles n’ont aucun clou, aucune décoration artificielle, mais elles
attirent l’œil comme une fleur rare. On m’a dit un jour que c’était mon
arrière-grand-père qui les avait faites. Chaque fois que je viens marcher ici,
j’ai toujours le sentiment étrange que ma famille maternelle me tient par la
main. Cela me calme et me rassure immanquablement.
Jusqu’ici,
le soleil filtre les branches des arbres et réussit à se faire un chemin entre
les chapeaux multicolores que revêt la forêt pour la saison. Même si les rayons
de l’astre m’atteignent, mon souffle fait quand même de la boucane à cause la
froideur de l’air. Mon menton est caché par un foulard de laine vert que j’ai
reçu en cadeau. Mes bottillons écrasent sans remords les feuilles plus faibles
qui servent déjà de couverture à la terre gelée. Habituellement, je ne me rends
jamais aussi loin dans ma marche. Lorsque j’aperçois le gros pin qui surplombe
tous les arbres d’au moins une tête, je me considère assez loin et je rebrousse
chemin. Cette fois-ci, ma peine est tellement vive que je décide de continuer
un peu. Je choisis donc de marquer de souvenirs ce coin encore vierge de la forêt.
Plus je
marche, plus les arbres se collent les uns sur les autres. Comme s’ils
essayaient de se réchauffer. Je ne ressens plus la chaleur du soleil et le vent
semble plus froid contre la peau rougie de mon visage non couvert. Même si ce
n’est pas la première fois que je marche ici, j’ai l’impression de découvrir de
l’inconnu. Je n’avais jamais vu ce tronc d’arbre recouvert de son manteau de
mousse humide. Je n’avais jamais vu ce gros érable qui semble avoir été frappé
par la foudre pendant une journée de malchance. Mon esprit vagabonde et
j’essaie de deviner ce qui a pu arriver ici pendant ces vingt dernières années.
Le sentier commence à s’amincir et je dois enjamber ici et là quelques arbres
que la nature a brisés. Après plusieurs minutes, je me retourne et je constate
que le paysage derrière moi ne se ressemble plus. Un élan de panique remplit
mon cœur et je décide de rebrousser chemin.
C’est à
ce moment que mes yeux s’accrochent sur quelque chose. Ce quelque chose empêche
mon corps de suivre l’ordre que mon cerveau venait de lui transmettre. Je
cligne des yeux à quelques reprises, mais le scintillement argenté que
j’aperçois au loin ne s’estompe pas. J’hésite un peu avant de continuer, mais
ma vilaine curiosité m’oblige à avancer. À quelques mètres de moi, sur la
branche d’un arbre se situant à la hauteur de ma tête, est accroché quelque
chose qui brille sous l’unique rayon de soleil qui le touche. En marchant, ma
cheville reste coincée sur un morceau de tronc d’arbre et en dégageant
nerveusement ma jambe, j’entends le bruit de mon jeans qui se déchire.
Aussitôt, le vent fait dresser sur l’épiderme de mon mollet des frissons que je
devine visibles. Subjuguée par l’étrange objet, j’oublie qu’il s’agissait de
mon pantalon préféré.
Je tends
la main et mes doigts se referment autour du bijou. Aussitôt, il cesse de
scintiller. En prenant bien soin de ne pas l’abîmer, je le décroche du bras
squelettique qui le tenait prisonnier et je le dépose dans la paume de ma main.
Quel curieux petit pendentif ! Il a environ la taille d’un deux dollars et il a
la forme d’une étoile. En l’examinant de plus près, j’aperçois une ouverture.
J’essaie de l’ouvrir, mais il semble brisé par le temps. Qui a bien pu perdre
ce collier ici ? Personne ne vient sur cette terre à part nous et je n’ai
jamais vu ce bijou avant aujourd’hui. Je l’examine encore un peu et je décide
qu’il est vraiment temps de retourner à la maison. Je glisse ma découverte dans
la poche de mon manteau et je reviens sur mes pas, complètement perdus dans mes
pensées.
Mes yeux
cherchent les points de repère que j’avais vus quelques minutes plus tôt, mais
je ne vois aucune trace du tronc recouvert de mousse ou de l’arbre foudroyé. Il
n’y a qu’un sentier alors il est donc impossible que je me sois perdue. Au loin,
j’aperçois soudainement le sommet du pin géant et je commence à mieux respirer.
Je marche sans regarder derrière moi, comme si j’étais pourchassée par quelque
chose d’invisible qui faisait dresser les poils sur ma nuque. Furtivement, mes
yeux regardent le sol afin de ne pas trébucher et je me rends compte que je
suis presque en train de courir. Le vent, qui soufflait contre mon dos, me
heurte à présent le visage et des larmes involontaires noient mes yeux. J’aime
bien l’automne, mais je me passerais volontiers de ce temps froid et venteux.
Un
mouvement près du gros pin me fait soudainement figer. Un ours ? Un loup ? Non,
impossible. Il n’y a plus de loup dans la région depuis bien des années et les
ours ne se promènent pas aussi près des maisons. Je reconnais, en essuyant les
larmes que le vent créer dans mes yeux, la forme d’un humain. Ma mère
serait-elle venue marcher elle aussi ? Je croyais être seule à la maison
jusqu’au souper. Où est-ce peut-être le voisin qui a traversé la clôture
naturelle que ma famille avait construite ? Je ralentis la cadence et je fronce
les sourcils afin de mieux voir. Le soleil m’aveugle et je dois m’approcher
davantage avant de prendre conscience qu’il s’agit d’un homme. Il est droit
comme un piquet et me regarde. Je continue nerveusement à avancer vers lui,
sachant que d’une façon ou d’une autre, c’est le seul chemin vers la maison.
-
Qui êtes-vous ? m’entendis-je crier.
Mais
aucune réponse ne vint. Son corps me fait face, mais je ne parviens pas à voir
ses yeux. Il ne ressemble pas non plus à notre voisin. Il est bien que trop
grand ! Lentement, je le vois lever la main dans ma direction pour me faire
signe d’approcher. C’est comme s’il vient de prendre conscience que je le vois.
J’accélère la cadence, mais mes pieds se figent sur place lorsque la proximité
me permet de l’observer correctement. Un cri de frayeur s’étouffe dans ma gorge
et je sens mon cœur s’accélérer, s’arrêter, puis repartir sur une course folle.
Prise de panique, je porte mes mains devant mes yeux, puis j’essaie de me dire
que la fatigue des derniers jours me fait halluciner. Ce que je venais de voir
n’avait rien de physiquement normal. Tremblante, je consens à dégager mes yeux.
Il est toujours là. Debout, face à moi.
Il a tout
d’un homme ordinaire. Il a deux bras, deux jambes. Il a toutes les caractéristiques
qui me permettent d’affirmer qu’il s’agit bien d’un être humain. Cependant, ce
que je n’arrive pas à comprendre, c’est la texture de son corps. Tout de lui
est d’une teinte grise et transparente. Il me fait penser à une goutte d’eau et
la réalité me parait déformée derrière lui. Pourtant, je n’ai pas bu. Son
visage dessine un sourire et mon premier réflexe est de reculer de quelques
pas. Ses yeux vitreux me regardent intensément et je me mets à examiner avec
plus d’attention la forme de ceux-ci. Soudainement, son visage me revient en
tête. Ma grand-mère avait le portrait d’un homme qui lui ressemblait
étrangement. C’est à ce moment que je comprends que je me retrouve face à ce
que l’on appelle un fantôme, un mort, un esprit. Un humain sans coquille
solide.
-
Est-ce que vous êtes mon arrière-grand-père ?
dis-je d’une voix tremblante.
-
C’est exact. Je suis le père de ta grand-mère
maternelle, me répond-il d’une voix rauque qui me glace le sang. Je te regarde
grandir depuis tellement longtemps. Je suis surpris que tu me voies enfin.
-
Pas autant surprise que moi, ça, j’en suis
certaine.
J’essaie
de chasser la peur qui me dévore toujours les entrailles. S’il s’agit d’un
mirage, je me traiterai de folle plus tard. S’il s’agit d’un rêve, alors je
rirai en racontant mon rêve aux autres. Mais si c’est la réalité, je veux en
savoir plus ! Il tourne la tête vers la clôture et sourit. Cette fois-ci, son
sourire a quelque chose d’apaisant. Ses yeux semblent caresser le bois comme le
ferait le vent du printemps.
-
Je t’entendais penser tout à l’heure, commence-t-il
en tournant à nouveau son visage vers moi. Je suis bel et bien celui qui a
construit ces clôtures et je suis heureux de voir qu’elles survivent aussi bien
au temps.
-
Vous m’entendiez penser ?
-
Oui. Comme je n’ai plus de corps, j’ai directement
accès à ton esprit. Mais ce n’est pas parce que je n’ai plus de corps que je
suis différent de qui j’étais. Je t’entendais également penser au sujet des
souvenirs. Est-ce que tu veux que je te raconte quelque chose que seul moi peux
te raconter ?
-
Oh ! dis-je en souriant. J’en serais vraiment très
heureuse !
-
Fais-moi d’abord une promesse.
-
Oui, tout ce que vous voudrez !
-
Écris ce souvenir afin qu’il ne s’oublie pas.
Je sens
mon cœur se gonfler d’une joie indescriptible. Suis-je vraiment sur le point
d’entendre une histoire oubliée ? Une histoire que je croyais perdue à tout jamais
dans le passé ? Devant mon sourire radieux, mon arrière-grand-père appuie son
épaule contre le pin et je m’aperçois que son regard balaye l’horizon derrière
moi. Je suis surprise de constater que même s’il est translucide, il agit et se
comporte comme le ferait n’importe quel être humain normal.
-
Tu vois, au loin, le champ derrière toi ?
demande-t-il en me pointant la direction que mes yeux doivent prendre. Lorsque
j’étais enfant, mes frères, mes sœurs et moi, nous venions jouer ici. De
l’autre côté du champ, là où tu peux apercevoir des bouleaux et des sapins, il
y avait autrefois une ferme. C’était la ferme de mon oncle. Nos parents nous
disaient de ne pas venir faire inutilement peur aux animaux. Nous, ne
comprenant pas l’ampleur de l’avertissement, nous venions y jouer quand même.
Un jour, mon grand frère m’avait mis au défi d’aller voler tous les œufs des
poules. Je ne devais avoir que dix ans et bien sûr, j’ai relevé son défi.
Chaque semaine, c’était à quelqu’un d’autre d’aller voler les œufs. Un jour,
nous étions à la maison et mon oncle est venu nous visiter. Pendant qu’il
parlait avec mon père, mon frère et moi avons entendu mon oncle parler de ses
poules. Il venait de toutes les tuer, car depuis quelques semaines, elles ne
pondaient presque plus. Imagine notre réaction. Mon père, sans réagir, savait
que trop bien que nous avions quelque chose à voir avec cette histoire.
En
entendant la fin de son histoire, je me suis mise à rire à gorge déployée. Son
visage s’étire en un grand sourire et ses yeux me dévisagent d’une façon
paternelle. Puis, je le vois tourner la tête dans la direction que je dois
prendre pour retrouver le confort de ma maison. Curieusement, je ne veux pas
partir. Ma peur s’est complètement évanouie pendant qu’il me racontait son
histoire.
-
Je dois partir. D’autres gens ont besoin de ma
présence, mais sache que ceux que tu aimes ne t’ont jamais vraiment quitté.
Lorsque tu sens sur ta peau un souffle apaisant, c’est nous. Ne ferme pas ton
esprit et ta douleur en sera moindre.
-
Merci, répondis-je en souriant.
En se
retournant, il m’adresse un signe de la main et petit à petit, son corps se met
à disparaître. Je suis triste de le voir partir, mais une partie de moi sait à
présent que chaque fois que je marche sur cette terre, il me tient
véritablement par la main.
Pendant
que mes pieds me guident presque automatiquement vers le sentier qui mène chez
moi, mon cerveau ne cesse de se demander si ce qu’il a vu est bel et bien réel.
J’étais loin de me douter que cette simple promenade, comme j’en fais souvent,
me ferait vivre quelque chose d’aussi merveilleux. J’ai l’impression que le
soleil ne me réchauffe pas que la peau, mais que ses rayons m’atteignent le
cœur. Même si sa présence baisse lentement dans le ciel, il demeure à son
zénith dans mon cœur. Mes yeux sont soudainement attirés vers quelques choses
de très lumineux et qui se tient debout sur le sentier. Mon cœur cesse de
battre. Un autre ?
J’avance
rapidement. J’ai peur qu’elle parte avant que j’arrive. Elle est de dos et je
reconnais très facilement sa longue chevelure chocolatée. En dirait une cascade
de cacao. J’accueille ce deuxième fantôme comme un cadeau du ciel. Je ne
cherche plus à comprendre pourquoi tout cela m’arrive. Je profite simplement du
moment présent.
Je cours
et le souffle commence à me manquer.
-
Ne pars pas ! dis-je lorsque je vois sa lumière
faiblir.
-
Pardon ? demande-t-elle en se retournant, surprise.
Appuyée
sur mes genoux, je reprends mon souffle. Ma cousine me regarde fixement. Elle
semble en état de choc, alors que c’est moi qui souris bêtement. La jeune fille
que j’ai vue mourir dans un accident de voiture, six ans plus tôt, n’a pas
changé d’une seule miette. Elle est identique à mes souvenirs. C’est à ce
moment précis que je me rends compte que ses grands yeux bruns m’avaient
énormément manqué. La robe fluide qui recouvre son corps blanc me fait penser à
une tenue d’ange.
-
Tu me vois ? s’étonne-t-elle en s’approchant
gracieusement de moi.
-
Oui ! Je ne sais pas pourquoi, mais tu es la
deuxième que je vois en quelques minutes !
-
Je ne savais pas que tu avais le don de nous voir.
-
Moi non plus.
Un
sourire bienveillant éclaire son visage et rehausse ses pommettes. Maintenant,
elle semble aussi heureuse que moi.
-
Je ne pensais pas te revoir un jour, dis-je avec
émotion. Je ne sais pas pour combien de temps je vais pouvoir te voir, alors
est-ce que tu me ferais une faveur ?
-
Tout ce que tu veux.
-
Raconte-moi un souvenir. Quelque chose que tu n’as
jamais dit à personne. Quelque chose que je vais pouvoir écrire et
immortaliser.
Pendant
un moment, elle semble songeuse, puis elle croise ses bras. Elle se met à
marcher autour de moi, mais je n’entends pas ses pas. Son corps flotte
au-dessus de l’herbe et l’effleure comme la caresse du vent. Quelques feuilles
mortes se sauvent et je comprends maintenant que les éléments renferment bien
des secrets.
-
C’était le soir de mes dix ans, commence-t-elle en
levant les yeux vers le ciel. Je fêtais mon anniversaire le lendemain. J’étais
surexcitée et je dansais sur de la musique que je venais de recevoir. Il est
important de mentionner que j’étais seule dans ma chambre. J’ai soudainement eu
la brillante idée de vouloir sauter sur mon lit, mais mes jambes ont décidé de
ne pas suivre et je me suis écrasé le visage contre le sol. Résultat, je me
suis retrouvée à l’hôpital pour des points de suture et ma fête d’anniversaire
a dû être annulée, car je ne voulais pas que personne ne me voie dans cet état.
-
Oui, je m’en souviens ! Ce souvenir existait
toujours dans ma mémoire, dis-je tristement.
-
Oui, mais ce que tu ne sais pas, c’est que j’avais
fait croire à ma mère que c’était autre chose qui m’était arrivé ! J’avais trop
honte d’avouer que ma propre maladresse m’avait défigurée. Tu vois, ça, c’est
la première fois que je le dis à quelqu’un.
Elle
venait de me faire sourire. Non pas parce que son histoire était cocasse, mais
parce que je me souviens très bien de nous à cet âge-là et ça me manque. L’âge
de la naïveté. Cependant, il faut que j’accepte que le temps avance et qu’il ne
recule pas. On ne peut pas aller plus d'une journée à la fois, ni plus d'une
minute, mais ce qui est certain, c'est qu'on ne peut pas revenir en arrière. Ni
une journée ni une minute. Alors si l’on n'avance pas, on ne va nulle part. En
réfléchissant, j’ai aussi pris conscience qu’il y a beaucoup de possibilités
qui s’ouvrent à nous dans la vie. Cependant, il y a aussi beaucoup de choses
que l’on ne pourra plus jamais revivre. On n’aura jamais plus l’innocence d’un
nouveau-né. On ne sera jamais plus un enfant, où nos seules préoccupations
étaient de savoir à quels jeux on allait jouer. On ne refera jamais plus notre primaire
ni notre secondaire. Je ne rencontrerai jamais plus mes amis pour la première
fois. Je n’aurai plus jamais seize, dix-huit ou vingt ans ! La vie est faite de
portes que l’on doit ouvrir et fermer. La vie est remplie de tempêtes à
surmonter. Mais, ce qu'il y a de beau avec les tempêtes, c'est qu'en son
centre, il y a toujours un moment d’accalmie. De cette façon, je peux reprendre
des forces avant la prochaine vague. Je commence sérieusement à me demander si
ce que je vis présentement ne serait pas l’une de ces accalmies qui me permettront
de fermer une porte.
-
Je dois partir, quelqu’un d’autre a besoin de moi,
continue ma cousine en souriant. Je suis toujours près de toi, ma très chère.
Il n’y a qu’une porte qui nous sépare et même si tu me manques, je travaille à
ce que ta porte à toi soit encore bien loin sur ton parcours.
Sa
dernière phrase s’était évanouie dans un chuchotement. Elle est partie. Sa
lumière n’est plus là et sa présence rassurante non plus. Je commence à prendre
conscience que mon cœur se fait de plus en plus léger. Ces rencontres me font
du bien. Je commence également à me dire qu’elles n’ont pas été mises sur ma
route pour rien. Ma mère va-t-elle me croire lorsque je vais lui raconter tout
ça ? Au fond je m’en fous un peu. Ces rencontrent me sont destinées. Non ?
Il n’y a
personne à la maison. Je suis seule. Je referme la porte derrière moi et j’ai
l’impression que je viens de couper le lien qui m’unissait avec ces apparitions
étranges. Je dépose mon manteau sur la chaise et je sursaute en entendant un
cliquetis sur le plancher. Le collier ! Je l’avais oublié ! Je me penche pour
le ramasser, mais une brise froide soulève les poils de ma nuque. Je me
retourne rapidement et je sens aussitôt les larmes me monter aux yeux. Je
n’attendais pas sa visite. Faux. Je l’attendais, mais je ne voulais pas me
faire de faux espoirs.
J’ai envie de la serrer, de l’embrasser. Ses
cheveux argentés brillent de la même façon que le fait la neige sous les rayons
de la lune. Sa peau ne porte plus de traces de sa maladie. Même ses rides
semblent moins prononcées. De son vivant, jamais je ne l’ai vu sourire comme elle
le fait présentement. Elle sourit comme le ferait n’importe quelle femme après
s’être libérée d’un fardeau immense. Son fardeau à elle, c’était sa propre vie.
Le vert de ses yeux me fait penser à l’émeraude de ma bague. De tous ses
traits, il y en a un qui me marque et me touche particulièrement : elle est
debout. Ses jambes lui ont été rendues. Je les devine en santé sous sa robe
blanche, la même que portait ma cousine. Plus je regarde ma grand-mère, plus je
me dis que si elle avait des ailes, elle ressemblerait à un ange. Cet ange
qu’elle voulait tant devenir et qu’elle a tant mérité d’être.
-
Je t’aime tellement, me dit-elle en souriant.
Aussitôt,
mes yeux s’inondent. Le Nil s’étend sur mes joues et je me dépêche à effacer
mes larmes du revers de ma main. Jamais je ne croyais entendre ces paroles à
nouveau. Sa voix n’a pas changé et je suis heureuse de constater que son amour
non plus.
-
Regarde-toi ! continue-t-elle en me détaillant.
Quand je suis partie, tu n’étais qu’une adolescente et te voilà devenu une
femme ! Si tu savais combien je suis fière de toi, de ce que tu es devenue, de
ce que tu es. Je t’entends souvent me demander de t’aider à prendre les bonnes
décisions et quand tu réussis un bon coup, tu me remercies. Apprends à te faire
confiance, puisque ces bons coups n’ont été réalisés que grâce à toi. Je n’y
suis pour rien. Je te caresse le visage la nuit pour te protéger des mauvais
rêves, je te tiens par la main afin de t’éloigner du danger, mais je te laisse prendre
tes propres décisions. Apprends à faire des erreurs et à les apprécier. Elles
te donnent la force d’affronter la vie.
-
Tu me manques, dis-je en respirant profondément. Tes
conseils me manquent.
-
Tu n’as plus besoin de mes conseils. Tu es rendue à
la croisée des chemins où tu dois tout apprendre et vivre par toi-même pour
qu’un jour, toi aussi, tu puisses conseiller les autres. Je sais que mon départ
t’a causé beaucoup de peine, mais tu dois continuer à vivre et à être heureuse.
Des gens vont entrer et sortir de ta vie et c’est comme ça que ça doit se
faire.
-
Oui, mais c’est difficile de vivre en se disant que
l’on existe pour disparaitre. Que tout ce que l’on fait, tout ce que l’on est,
ne sera plus.
-
Ce que tu as vu aujourd’hui te prouve que tu as
tort.
-
Et que tu avais raison, dis-je en souriant
sincèrement.
-
La mort n’est qu’un passage obligatoire que tout
être doit prendre un jour ou l’autre. Profite de la vie. Elle est parfois
difficile et triste, mais tu ne connaîtras jamais rien de mieux que la joie et
l’amour. Fais des erreurs, tombe amoureuse, pleure et ris. Mais ne pleure pas
ceux qui ont trépassé depuis longtemps, puisqu’il n’y a rien de triste dans le
fait d’avoir accompli sa destinée.
-
Quelle était ta destinée ?
-
Tu es ma destinée. Tu es la raison pour laquelle je
devais exister.
Ces
paroles me touchent au cœur comme la flèche d’un arc. Je ne sais pas si je suis
triste ou heureuse, mais ces paroles seront gravées dans ma tête à tout jamais.
-
Promets-moi une chose, continue-t-elle en souriant.
Cherche le bonheur jusqu’à ce que tu le trouves, et ce, même si je ne suis plus
de ce monde. Tu dois penser à toi, car tu es la personne la plus importante de
ta vie. Sans toi, ta vie n’existe plus et tu n’en as qu’une, alors fais en
sorte d’accomplir ta destinée. J’ai mis quelqu’un sur ton chemin. Tu le
rencontreras bientôt. Sa destinée à lui est de t’aimer, d’être présent à tes
côtés et de prendre soin de toi. Tu n’auras plus de raison de pleurer, ni pour
moi, ni pour personne d’autre. Sois heureuse pour lui, mais surtout pour toi.
Profite de toutes ces petites merveilles et de tous ces sentiments magiques que
la vie a à t’offrir.
-
Comment vais-je savoir que c’est lui ?
-
La lune a toujours été ta source de réconfort lors
de tes moments de noirceur. Elle a toujours été ta lumière dans les ténèbres.
Mais lui, il sera ton soleil et ses rayons chasseront à jamais cette ombre sur
ton cœur. Tu le reconnaîtras lorsque tu l’auras trouvé. Ses rayons te
traverseront et te couperont le souffle. Ce ne sera que l’union de vos deux
destinées et ce jour-là, je te promets que ta solitude s’évanouira. Que tous
tes maux s’éclipseront. La vie semblera vouloir vous éloigner, mais fait
confiance à la providence.
-
Pourquoi me dis-tu tout ça ?
-
Parce que c’est le quatrième et le dernier automne
que tu songeras à ma mort comme une blessure. Je suis ici pour guérir ton cœur
et te permettre de t’épanouir. Je suis ici pour que tu acceptes mon départ et
que tu cesses d’en vouloir au ciel. Tu ne devrais pas te soucier de ceux qui
ont vécu, mais te soucier de ce que tu as à vivre.
Même
morte, ma grand-mère réussit à me consoler et à me raisonner. Même morte, elle
continue d’être une grand-mère, ma grand-mère. Et même si sa voix se veut
autoritaire, je ressens tout l’amour et la tendresse qu’elle me souffle
derrière ses paroles. Mon cœur est gonflé d’une joie indescriptible et
bizarrement, je n’ai qu’envie de sourire.
-
Grand-mère, raconte-moi un souvenir que je pourrais
immortaliser.
-
Au lieu de te raconter quelque chose du passé,
écris ce que tu viens de vivre avec moi aujourd’hui. Vis le moment présent.
C’est ce que tu fais aujourd’hui qui est important, pas ce que tu as fait hier,
car ce que tu vis aujourd’hui forge ton futur, alors que ton passé demeurera
toujours inchangeable. Ne vis pas à reculons. Fonce. Je t’aime.
Elle me
fait rapidement un baiser soufflé et je sursaute lorsque la porte de la maison
s’ouvre. C’est ma mère. Elle me regarde bizarrement lorsqu’elle voit mon
sourire. Je me retourne vers grand-mère, mais elle n’est plus là. J’observe
l’endroit vide où elle se tenait et je dépose une main sur mon cœur.
-
Où as-tu trouvé ça ? me demande ma mère en
ramassant le collier d’une main tremblante.
-
Je l’ai
trouvé dans la forêt tout à l’heure ! dis-je en souriant davantage. Est-ce que
tu sais à qui ça appartient ?
-
Appartenait, me corrige-t-elle avec émotion.
-
Que
veux-tu dire ?
-
Ta grand-mère gardait ce collier depuis sa tendre
enfance et lors de l’enterrement, je l’ai glissé sous son oreiller. C’est
impossible…
-
C’est sûrement une réplique !
-
Oui, mais le sien aussi était brisé ! continue-t-elle
en tentant d’ouvrir le médaillon en forme d’étoile. Ce doit être un signe
qu’elle nous envoie.
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Sûrement, dis-je.
Étrangement,
j’ai le sentiment que ce que j’ai vécu aujourd’hui n’a pas été vécu pour être
raconté. Ce sera mon souvenir à moi. Celui que je raconterai peut-être un jour
à mon tour lorsque ma destinée sera accomplie.
Couchée sur
mon lit, je joue avec le médaillon. La lune éclaire ma chambre et ses rayons
frappent l’étoile argentée que je tiens entre mes doigts. Les paroles de ma
grand-mère résonnent encore dans ma tête. Je me sens en paix. En paix avec
moi-même et en paix avec la vie. Soudainement, le médaillon s’ouvre dans un
petit bruit qui semble résonner dans toute la pièce. Je découvre, à
l’intérieure, une vieille photo de mon grand-père. Il n’y a aucun doute qu’il
s’agit du collier que ma mère avait glissé dans son cercueil. Je me suis
endormie avec le sourire et cette nuit-là, j’ai rêvé d’un inconnu. Lorsque mes
yeux se sont posés dans les siens, j’ai su tout de suite qu’il s’agissait de
l’astre lumineux qui éclairerait ma vie.
En me
réveillant, je n’avais plus le collier et je n’ai jamais cherché à le
retrouver. Je suis allé au magasin et je m’en suis acheté un neuf. Quelques
semaines plus tard, je l’ai ouvert et j’y ai mis à l’intérieur la photo d’un
soleil. Jamais, de ma vie, je n’avais vu d’aussi beaux yeux. À l’intérieur de
ceux-ci, il y avait les rayons dont m’avait parlé ma grand-mère. Ensuite, j’ai
brisé l’ouverture du médaillon afin qu’il soit scellé éternellement et je n’ai
plus jamais regardé derrière moi.
J'ai tout
de même tenu ma promesse. J'ai écrit les souvenirs de mon arrière-grand-père,
celui de ma cousine et la rencontre avec ma grand-mère. Cependant, personne ne
saura que cette histoire est vraie.
Droit d'auteur : Stéphanie Dugas